Après Eddie Barclay qui lui a mis le pied à l’étrier, Norbert Saada est considéré comme un grand producteur artistique et cinématographique avec pas moins de trente-six films à son actif. Ce fan de jazz et de Franck Sinatra n’aura eu de cesse tout au long de sa carrière que de rencontrer et de s’occuper de grands chanteurs ou de comédiens de légende. Il est d’ailleurs en train d’écrire ses mémoires. Alors que la 71ème édition du Festival de Cannes touche à sa fin, le producteur, qui est à nouveau animé par l’envie de refaire du cinéma, nous livre quelques anecdotes puisées dans sa riche et passionnante histoire. Rencontre.
Impact European : Quel a été votre parcours ?
Norbert Saada : Originaire de Tunisie, je suis arrivé à Paris pour continuer mes études. Mais au final, j’ai été vendeur d’aspirateurs, puis de trousseaux. Tous les soirs, je dansais en boite de nuit, si bien que je me suis vu proposer par un Libanais de venir animer des soirées à Beyrouth. Je suis parti pour un mois. J’y suis resté plus d’un an. Je suis revenu en France pour ouvrir « Les Caves du roi » à Saint-Tropez. C’est là que j’ai rencontré Eddie Barclay qui m’a proposé, alors que je n’avais aucune connaissance du milieu du disque, de venir le rejoindre en tant que directeur artistique.
Eddie Barclay a donc été votre mentor ?
Je dirais plutôt qu’il m’a donné ma chance. Dans la vie, lorsque l’on réussit, ce n’est pas parce que l’on est plus intelligent que les autres, mais c’est parce que l’on arrive au bon moment avec ses idées. Ça a été mon cas.
Quels sont les chanteurs dont vous vous êtes occupé ?
J’ai eu la chance de travailler pour Léo Ferré, Charles Aznavour, Jacques Brel, Jean Ferrat, Dalida, Otis Redding, Sami Davis JR, France Gall et bien d’autres…
Quand on travaille comme vous avez eu l’occasion de le faire pour de grands noms, quelles exigences a-t-on ?
Les grands noms, ceux qui ont un vrai talent, sont plus simples à travailler et moins embêtants que ceux qui n’en ont pas. Pour prendre un exemple, je citerai mon ami Charles Aznavour. Je me souviens qu’il ne voulait pas enregistrer « La Mamma ». C’était Robert Gall, le père de France Gall, qui avait écrit le texte. Il le trouvait nul, donc il ne voulait pas le faire. C’est sa sœur Aïda qui l’a convaincu. Il l’a écoutée et finalement, ça a été un triomphe.
Y-a-t-il un artiste de la jeune génération que vous auriez aimé produire ?
Certains m’ont étonné comme Stromae. C’est un ovni. Je trouve Julien Doré très original, mais je ne pense pas que j’aurais été capable de le produire. Il a un univers bien à lui.
En évoquant des artistes de caractère, vous êtes-vous retrouvé dans votre carrière face à une personnalité si forte que vous avez hésité à la produire ?
Non, cela ne m’est pas arrivé.
Alors, avez-vous eu des regrets ?
Oui. J’ai fait l’erreur de ma vie en n’acceptant pas de produire Tina Turner. Après son divorce, elle était venue chanter à Paris au Palace. Lors d’un dîner, elle m’a demandé de m’occuper d’elle. Je venais de quitter le milieu du disque pour le cinéma. Mes motivations n’étaient plus les mêmes. Je n’avais plus envie, vingt ans après, de repartir dans la musique. Grosse « connerie », car six mois après, elle sortait un disque qui a cassé la baraque. Mon deuxième regret est avec Liza Minelli. Elle voulait que je la produise et je ne l’ai pas fait, car les conditions étaient à trop compliquées.
Pourquoi vous êtes-vous dirigé vers le cinéma ?
Je suis allé à Almería (en Espagne) rencontrer Sergio Léone .Nous avons eu un coup de foudre réciproque à tel point que nous nous sommes plus quittés et que nous avons fait plein de films ensemble dont « Mon nom est Personne ».
Que ressentez-vous lorsque vous revoyez des films que vous avez produits ?
Je regrette que ce ne soient plus les miens et surtout de les avoir vendus pour rien.
Les regardez-vous en entier ?
Non, je n’y arrive pas, car je les connais par cœur et que je n’y vois que les défauts.
Sous son égide, vous avez produit avec Alain Delon quatre films (« Monsieur Klein », « Armaguedon », « Mort d’un pourri », « Attention les enfants regardent »). Comment s’est passée votre rencontre avec la star ?
C’était chez Barclay. À l’époque, il chantait un titre en duo avec Dalida avec qui il avait eu une aventure lorsqu’ils étaient partis à Rome. On s’est tout de suite bien entendu. C’est ainsi que, lorsque bien des années plus tard, je lui ai proposé de faire « Monsieur Klein », il a accepté.
Vous souvenez-vous de la façon dont cela s’est passé ?
Il tournait alors au Palace « Borsalino n°2 ». Il était au fond d’un café, une casquette vissée sur la tête. Je lui présente le scénario en lui demandant de le lire. Il me répond « Je n’ai pas besoin de le lire, je le fais ». Et moi de lui répondre : « Non, tu ne fais pas sans lire, tu vas lire et tu vas faire ce que tu as envie de faire ! »
Était-il difficile de travailler à ses côtés ?
Non du fait que nous nous connaissions et du fait qu’il ne respectait que les gens qui savaient choisir des sujets. Il a travaillé avec des très grands. Il s’est ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Si vous connaissez bien votre métier, il ne vous ennuie pas. Ça été le cas avec moi.
Vous est-il arrivé de vous fâcher avec lui ?
C’est arrivé une fois, lors d’une projection privée de « La mort d’un pourri ». Il était en retard. Je ne l’ai pas attendu. Ça ne lui a pas plu. Je lui ai dit : « Va te faire foutre » et je suis parti. C’est Mireille Darc qui nous a finalement réconciliés.
Entre la musique et le cinéma, dans quel registre vous êtes-vous senti le plus en phase ?
Ce ne sont pas les mêmes univers. J’ai essayé de faire les deux à un moment, mais ce n’était pas possible. Les horaires n’ont rien à voir et puis chanteurs et comédiens sont des artistes très différents. Parler avec un chanteur n’a rien à voir avec échanger avec un comédien.
Êtes-vous nostalgique de ces années-là ?
De certaines choses. Musicalement, je suis nostalgique des moments passés en studio avec Aznavour et Brel ou des grandes rigolades avec Johnny et Mort Shuman. Cinématographiquement, Sergio Leone me manque. Avant sa disparition, nous étions en train de préparer un très beau film : « Neuf cents jours de Leningrad ». Mais si l’on reste nostalgique du passé, on ne vit plus.
Était-ce mieux ou plus facile dans les années 60 ?
C’était un autre univers et puis à l’époque il n’existait que trois radios : RTL, France Inter et Europe numéro 1. Il m’arrivait de faire quatre à cinq disques dans la semaine. Aujourd’hui, les artistes en font un tous les quatre mois, avec des sons pas meilleurs qu’avant et avec une technique invraisemblable.
Quel film français qui ne soit pas à votre palmarès auriez-vous aimé produire ?
« Le sens de la fête ». C’est un film choral très bien tourné dans lequel Jean-Pierre Bacri est formidable.
Qu’est-ce qui fait que vous vous décidez à produire un film ?
Le scénario. Il faut que je l’aime bien, que je le sente et que je l’imagine.
Quels sont les acteurs qui vous ont impressionné ?
Jean Gabin. À l’époque, j’étais très ami avec Lino Ventura et Michel Audiard. Quand ils me l’ont présenté, je n’osais rien dire. On se retrouvait souvent autour de la table et Gabin m’avait dit la première fois : « Ne touche pas aux plats quand mange Lino, car c’est un quatuor de mandibules. »
Certaines amitiés vous manquent-elles ?
Celle de Lino. Celle d’Audiard avec qui je riais bien. Celle de Sergio Leone auprès de qui j’ai démarré ma carrière cinématographique. C’était un peureux très imaginatif. Celle de Johnny. J’étais à l’hôpital quand il est mort. J’ai eu un choc.
Quelles ont été vos plus belles rencontres ?
Celle de Martin Luther King. J’avais été sollicité pour lui trouver une salle à Paris pour un concert de bienfaisance. Je n’ai pas honte d’avouer que je ne savais pas vraiment, comme beaucoup de gens de ma génération, qui il était avant qu’il meure. En fan de jazz, celle de Miles Davis au club Saint-Germain. Il était impressionnant. Je le trouvais très beau et très élégant.
En parlant de jazz, qu’en est-il de celle avec Ella Fitzgerald ?
Depuis petit, elle me fascine. Je l’ai rencontré lors d’un concert qu’elle donnait à Antibes et que je devais enregistrer. Au moment où elle a commencé à chanter, un criquet en a fait autant. Elle s’arrête pensant que l’animal allait faire de même. Mais non. Finalement, Ella se met à interpréter le blues en parlant au criquet pour qu’il s’arrête. Cela a duré vingt minutes avant qu’elle puisse faire son concert normalement. On se retrouve après le spectacle et on rigole de cette petite improvisation. Je lui dis d’en faire un disque, mais les années passent et j’oublie. Trente ans après, j’ai découvert que sa maison de disque l’avait finalement sorti.
Quelles sont les rencontres qui vous ont le plus marqué ?
Celle avec Léo Ferré. C’était un personnage hors du commun qui avait un humour au second degré. Il venait au Studio avec Pépé, son singe habillé en petit garçon qu’il considérait comme son fils. Il lui a d’ailleurs dédié une chanson déchirante après que sa femme l’ait tué par jalousie, à coups de fusil. Il y a aussi celle avec Robert de Niro. C’était à New York en plein mois d’août. Il est arrivé vêtu d’un jean et d’un t-shirt blanc. Je lui dis : « Je suis content, car je pourrai me vanter plus tard d’avoir fait déplacer un mec qui sera la plus grande star américaine. » Il me dit : « Qui c’est ?» et moi de lui répondre : « Vous ». Il s’est mis à rire. Un an après, au festival de Cannes où il venait pour « Taxi driver », il me voit de loin et me fait un signe en guise de « merci ».
Que retient-on avec le temps ?
Des moments qui vous ont frappé dans votre carrière comme votre premier jour de tournage, votre nom qui apparaît au générique de votre premier film, les marches du festival de Cannes montées auprès de Sophie Marceau dans une robe rouge « Basic Instinct », la première palme et puis, les grandes rencontres que l’on a faites.
Avoir été fait Chevalier des Arts et lettres et Chevalier de l’ordre national du mérite résonnent-ils comme des consécrations ?
Absolument pas. Par contre, j’ai été content et fier pour mes parents. Les honneurs, c’est bien pour la famille. J’ai refusé la légion d’honneur parce que mes parents n’étaient plus là. Je n’avais plus d’intérêt à la recevoir.
Si c’était à refaire, quel chapitre de votre vie voudriez-vous réécrire ?
Aucun. Je referais un bout de musique et un bout de cinéma. Je ne peux dissocier les deux tant ils m’ont donné de grandes émotions.
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